Le nénuphar géant Victoria amazonica est une magnifique plante aquatique dont les caractéristiques sont étonnantes : une taille gigantesque (des feuilles de l’ordre de 2 mètres de diamètre, et des fleurs d’une largeur dépassant 30 centimètres) ; une floraison très courte (48 h) ; une reproduction accompagnée d’un changement de sexe et de couleur. La fleur, d’abord femelle, est d’un blanc virginal, puis elle rosit (de plaisir ?) lorsqu’elle est pollinisée ; ses étamines étant alors rendues fonctionnelles, la fleur est devenue mâle. De quoi interpeller les botanistes les plus blasés !

Fig. 1. Le nénuphar géant Victoria amazonica développe des feuilles de 2 à 3 m de diamètre et des fleurs de plus de 30 cm de large. Crédit :Allan Hopkins / Flickr Creative Commons

Dans le registre de la démesure

Victoria amazonica appartient à la famille des Nymphéacées (Nymphaeaceae). C’est le plus grand nénuphar du monde qui se développe principalement en Amazonie, dans les zones restant inondées après les crues de l’Amazone. On le trouve également dans les pays limitrophes. Il fut découvert en 1801 par le botaniste allemand Thaddäus Haenke. Le nom de Victoria fut attribué à cette plante par le botaniste britannique John Lindley, en 1837, année de l’accession au trône de la Reine Victoria.

Depuis le milieu du XIXe siècle, nombre de jardins botaniques, en particulier en Europe, cultivent Victoria amazonica dans des serres. Il s’agit d’une plante rhizomateuse dont les racines s’enfoncent dans une vase constituée de végétaux en décomposition.1 Le surnom de nénuphar géant est bien mérité : sa croissance est rapide et ses immenses feuilles sont munies de rebords à la façon d’un moule à tarte, rebords dont la hauteur peut atteindre 10 cm (Fig. 1). Elles flottent sur l’eau grâce à de solides nervures réticulées, ce qui leur permet de supporter des poids allant jusqu’à une quarantaine de kilos chacune. Les oiseaux-pêcheurs ne se privent pas de s’en servir comme plateforme d’observation (Fig. 2). La couleur rougeâtre du dessous de la feuille est due à deux pigments anthocyanes2 qui ont été isolés et identifiés : les anthocyanidines que ces derniers comportent sont la delphinidine et la cyanidine, également présentes chez de nombreuses fleurs.3

Fig. 2. Posé sur une feuille de Victoria Amazonica pour observer l’eau, un héron cendré guette sa pitance. Crédit : Quartl / Wikimedia Commons

Un mode de reproduction étonnant

Chaque plante ne produit qu’une fleur à la fois, en moyenne tous les cinq jours, et la floraison ne dure que 48 h. En fin d’après-midi, entre 17h30 et 18h30 (selon l’intensité de la lumière ambiante), un bouton s’épanouit en une fleur femelle qui s’ouvre en exhibant d’élégants pétales blancs (Fig. 2).1 Sa température s’élève jusqu’à 11 degrés au-dessus de la température de l’air grâce à l’augmentation du métabolisme cellulaire (thermogenèse)4. Dès que la température croît, une odeur de fruit (qui rappelle un mélange de caramel et d’ananas) commence à se dégager. Des coléoptères (des scarabées, le plus souvent), alléchés par l’odeur, et probablement attirés aussi par la blancheur des pétales, pénètrent dans ce nid douillet et parfumé dans les heures suivant immédiatement l’ouverture de la fleur. Chargés du pollen venant de fleurs mâles, ces pollinisateurs assurent ainsi la fécondation de la fleur femelle qui se referme sur eux. Captifs de cette prison temporaire, ils y trouvent de quoi se régaler… pour passer le temps, car ils devront patienter presque 24 h avant d’être libérés !

Pendant la nuit, le parfum exhalé par la fleur s’estompe, et au petit matin, il devient ténu, tandis que la température baisse et que les pétales commencent à rosir. La production d’anthocyanes (sans doute identiques à celles mentionnées ci-dessus) dans les pétales commence en effet et la couleur devient de plus en plus foncée au cours de la journée (Fig. 2). Pourquoi un tel changement de couleur ? Difficile de répondre à cette question ? Peut-être est-ce parce que de nombreux insectes ne voient pas (ou très mal) le rouge ; une fleur devenue de cette couleur ne serait donc plus attractive pour eux.

Fig. 2. La floraison de Victoria amazonica ne dure que 48 h. Le premier soir, un bouton (a) s’ouvre en donnant une fleur blanche (b,c). Des coléoptères pollinisateurs y pénètrent et les pétales se referment sur eux (d). Après avoir été pollinisée, la fleur vire au rose (e) le lendemain et change de sexe : initialement femelle, elle est devenue mâle. Elle s’ouvre et libère les coléoptères en fin d’après-midi (f). Crédits (dans le sens de la flèche) : Bilby, Vinayaraj, Bilby, Dick Culbert, Cbaile19, Frank Wouters / Wikimedia Commons

Au cours du deuxième jour, la fleur bloque l’accès aux organes femelles fécondés et produit du pollen ; elle est devenue mâle. Bel exemple de protogynie, désignant un cas particulier d’hermaphrodisme successif.6 En fin d’après-midi, les sépales et les pétales s’ouvrent. Les pollinisateurs libérés par leur hôtesse et chargés de nouveaux grains de pollen s’envolent vers d’autres fleurs femelles qui seront fécondées à leur tour.

La fleur alors délaissée sombre progressivement dans l’eau et devient un fruit qui, arrivé à maturité au bout de six semaines, libère plusieurs centaines de graines de la taille d’un petit pois. Ces dernières remontent à la surface et voguent au gré des courants, plus forts en période de crue. Leur dispersion au fil de l’eau assure ainsi la pérennité de cette aventure où couleur et sexe sont irrémédiablement liés.

Remerciements à Aline Raynal-Roques et Albert Roguenant pour la relecture de cet article et leurs suggestions pertinentes.

Références et notes

1G. T. Prance, J. R. Arias, « A study of the floral biology of Victoria amazonica (Poepp.) Sowerby (Nymphaeaceae) », Acta Amazonica, vol. 5(2), pp. 109–139, 1975. Article consultable ici.

2Les anthocyanes sont des pigments responsables de la couleur de nombreux fruits et fleurs. Elles appartiennent à la famille des flavonoïdes et sont constituées d’une anthocyanidine liée à un sucre. Voir le billet du 27.02.2019 : « Pourquoi le bleuet n’est-il pas rouge ? ».

3D. Strack et al., « Two anthocyanins acylated with gallic acid from the leaves of Victoria amazonica », Phytochemistry, vol. 31(3), pp. 989-991, 1992.

4R. Seymour, P.G.D. Mathews, « The role of thermogenesis in the pollination biology of the Amazon waterlily Victoria amazonica », Annals of Botany, vol. 98(6), pp. 1129-1135, 2007.

5L’hermaphrodisme successif (ou séquentiel) est un phénomène biologique au cours duquel les caractères sexuels sont acquis successivement : l’individu est d’abord femelle puis mâle (protogynie), ou d’abord mâle puis femelle (protandrie), ou bien l’individu change de sexe plusieurs fois dans sa vie (hermaphrodisme alternant).