À défaut d’exposition, le Centre Pompidou propose, depuis le 10 février 2021, une plate-forme numérique dédiée au peintre Wassily Kandinsky (1866-1944), intitulée « Dans l’intimité de Kandinsky »1. Cet artiste, considéré comme l’un des pères de l’art abstrait, possédait le don d’éprouver des sensations colorées lorsqu’il entendait des sons (cas particulier de synesthésie). De ce fait, nombre de ses œuvres expriment les intimes relations qu’il percevait entre couleurs et sons. Dans le cadre d’un partenariat du Centre Pompidou avec Google Arts and Culture, deux musiciens contemporains ont mis à profit l’intelligence artificielle pour concevoir une expérience virtuelle originale dénommée “Play a Kandinsky” : en sélectionnant une couleur sur le célèbre tableau Jaune, rouge, bleu de 1925 (Fig. 1), on entend des sons musicaux supposés proches de ceux que le peintre aurait entendus intérieurement en voyant cette couleur. Avant d’expliquer comment cette expérience a été conçue, rappelons en quelques mots ce qu’est la synesthésie, et précisons les spécificités de celle de Kandinsky.

Entendre en couleurs : le privilège de certains synesthètes
Il est impossible d’établir des correspondances entre sons et couleurs sur des bases rationnelles pour des raisons à la fois physiques et physiologiques.2 Pourtant certaines personnes, comme Kandinsky, ont une sensation de couleur en entendant un son : c’est le cas particulier de synesthésie appelé synopsie. La synesthésie (du grec syn, « avec », et aisthesis,« sensation ») est un mode de perception tel que des sensations correspondant à un sens évoquent spontanément, chez certaines personnes, des sensations liées à un autre sens. En d’autres termes, il s’agit de l’association spontanée et involontaire de modalités sensorielles différentes.3 La synesthésie fait l’objet d’études approfondies en neurosciences à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle qui permet de visualiser les zones d’activité du cerveau. Ainsi, dans le cas particulier de la synopsie, les chercheurs ont décelé l’existence d’une connexion neuronale de l’aire auditive avec les aires visuelles (V4 (couleurs) et V8), bien que ces deux régions cérébrales soient éloignées l’une de l’autre.
Attention, pour un son donné, la sensation colorée diffère d’un synesthète à un autre ! Qu’en est-il alors de la synesthésie propre à Kandinsky ?
Kandinsky et les rapports entre peinture et musique
La musique occupait une place importante dans la vie de Kandinsky. L’artiste jouait lui-même du violoncelle et du piano, et vouait une véritable passion à l’association de la musique et de la couleur. Dans son célèbre ouvrage Du spirituel dans l’art (écrit en 1910 et paru en 1912), le peintre ouvre la voie de l’abstraction en voulant se séparer de l’objectivité. Il exprime ses idées sur les rapports entre peinture et musique et développe le parallèle entre les timbres des instruments de musique et les couleurs, en association avec ce qu’il ressentait intérieurement (voir tableau ci-dessous).

Kandinsky cherchait à exprimer la musique à travers ses tableaux, c’est-à-dire à transposer des sons ou des structures musicales en lignes ou en plans colorés abstraits. Plusieurs de ses tableaux portent les noms « Impression » « Composition » (œuvres plus élaborées), « Improvisation » (peinture spontanée), les deux derniers relevant de la musique. À titre d’exemple, en janvier 1911, juste après avoir assisté à un concert de Schoenberg, compositeur (et peintre), il peignit son tableau Impression III (Fig.2).4

Conception de l’expérience “Play a Kandinsky”
L’épouse du peintre, Nina Kandinsky, décédée en 1980, avait légué au Centre Pompidou toutes les archives de son mari, en particulier une impressionnante collection de disques (de Debussy au jazz).
Deux musiciens contemporains (Antoine Bertin et NSDOS) se sont plongés dans cette collection dans le but de « générer de nouvelles perspectives sur la musique que l’artiste pouvait avoir entendue à l’époque », expliquent-ils dans une vidéo.5 Leur outil : l’intelligence artificielle, et plus précisément l’apprentissage automatique (Machine learning). Les musiciens précisent les étapes de leur travail5 : après avoir appris la synesthésie de Kandinsky (voir ci-dessus), ils en ont introduit les caractéristiques dans le réseau neuronal Transformer6 de Google. Puis, ils ont entraîné ce dernier sur des musiques extraites de la discographie de Kandinsky. Enfin, ils ont « invité » le système à générer de nouvelles partitions. Le fruit de ce travail est l’expérience virtuelle “Play a Kandinsky” : il suffit de cliquer sur les flèches réparties sur le tableau Jaune, rouge, bleu (Fig. 1) qui correspondent chacune à une couleur. On entend alors des sons qui pourraient être analogues à ceux que le peintre ressentait intérieurement. En outre, il s’affiche une courte phrase exprimant les émotions et les sentiments que ce dernier avait décrits.
En cliquant sur plusieurs flèches en même temps, on entend forcément des dissonances. Certes, Kandinsky, grand admirateur de la musique de Schoenberg, était un défenseur des dissonances, mais de là à s’imaginer que l’on entend celles qu’il ressentait, il y a un pas qu’il est difficile de franchir…
La démarche ayant conduit à cette expérience artistique virtuelle est intéressante, mais les musiques ainsi générées ne reflètent-elles pas autant la personnalité des musiciens, concepteurs de l’expérience, que celle de Kandinsky, sinon davantage ? Le style de ces musiques est en effet éloigné de celui de la musique de Schoenberg que le peintre affectionnait tant, comme en témoigne sa correspondance avec le compositeur.4 D’ailleurs, à partir des mots couleur, artiste, main, œil, âme, vibration, piano, touche, marteau, corde, aucun algorithme ne saurait retrouver cette pensée intime de Kandinsky : « La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration. »7
Références et notes
1« Dans l’intimité de Kandinsky », Google Arts and Culture en collaboration avec le Centre Pompidou. Accès ici.
2Voir le billet du 27.09.2019 : La conversion des sons en couleurs : de la synesthésie à l’informatique.
3Presque toutes les modalités peuvent être impliquées. Si le cas le plus fréquent reste l’association des lettres de l’alphabet et des couleurs, bien d’autres associations ont été observées, avec toutefois une prévalence de la couleur : sons et couleurs, chiffres et couleurs, odeurs et couleurs, sons et odeurs, sons et goûts, sensations tactiles et goûts, etc.
4Extrait de la lettre que Kandinsky écrivit à Schoenberg : « Je viens d’assister à votre concert ici, et j’ai eu une joie réelle à l’écouter. […] Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale. » Une amitié profonde lia Kandinsky et Schoenberg qui échangèrent leurs idées à travers de nombreuses lettres. Rappelons que Schoenberg était également peintre, suffisamment reconnu pour que ses tableaux aient été exposés à côté de ceux de Kandinsky.
5“How to Play a Kandinsky: behind the scenes” Vidéo
6“What is a Transformer ?”, article de Maxime, Janv 4 2019, medium.com . Le réseau neuronal Transformer de Google a été développé par l’équipe Google Magenta dont l’objectif est d’explorer le rôle de l’apprentissage automatique dans le processus de création artistique et musicale. Il s’agit principalement de développer de nouveaux algorithmes d’apprentissage profond pour générer des chansons, des images, des dessins, etc.
7Citation extraite de Du spirituel dans l’art, Vassily Kandinsky, éd. Denoël, coll. « folio / essais », 1989, p. 112.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES RELATIONS ENTRE SONS ET COULEURS
- C. Blanc-Gatti, Des sons et des couleurs, Attinger, Neuchâtel, 1934.
- P. Crispini, « Sons et couleurs. Des noces inachevées ». Dans : Voir la musique, Terrain, n°53 (sept. 2009), pp. 48-65. https://doi.org/10.4000/terrain.13768
- D. Devaux, B. Maitte, « Newton, les couleurs et la musique », Alliage, n°59 (déc. 2006), pp. 126-138. http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3518
- J. Gage, Couleur et culture, Thames et Hudson, 2008, pp. 227-246.
- Ph. Junot, « De l’audition colorée ou du bon usage d’un mythe ». Dans : La couleur, Éditions Le léopard d’or, 1994, pp. 63-82.
- O. Messiaen, Musique et couleur (nouveaux entretiens avec Claude Samuel), Belfond, 1986.
- B. Valeur, Sons et lumière, Belin, 2008, pp. 144-154 – La couleur dans tous ses éclats, Belin, 2011, pp. 110-113.
- B. Valeur, « Couleurs et sons : de la science à l’expression artistique », Photoniques, Hors-série n° 1, janvier-février 2015, pp. 33-36. https://doi.org/10.1051/photon/20150133
- B. Valeur, « Sons et couleurs : de la science à l’art », Dossier Futura Sciences
- Catalogue de l’exposition Sons & lumières. Une histoire du son dans l’art du 20e siècle, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2004.
Ce post trés important
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