« Un vin se goûte d’abord avec les yeux ». Avant de déguster un vin, vous observez sa couleur, n’est-ce pas ? Mais savez-vous interpréter les nuances de couleurs que les vins arborent ? Tâche difficile car de nombreux paramètres entrent en jeu. De l’observation attentive de la robe d’un vin, l’œnologue sait déduire de précieuses informations. Le dégustateur également, s’il possède certaines connaissances, précisément celles que cette série d’articles a pour objet de présenter.
De très nombreux ouvrages sont consacrés aux divers types de vins, à leur élaboration et à leurs arômes et saveurs,1 mais rares sont ceux qui expliquent de façon précise d’où vient l’extraordinaire diversité de leurs couleurs. Cette diversité est le reflet de la complexité du sujet car de nombreux facteurs interviennent. Le premier d’entre eux est évidemment le(s) cépage(s) dont le vin est issu. C’est pourquoi cet article préliminaire précise la nature des pigments présents dans les grains de raisins qui ne sont pas simplement noirs ou blancs ! Ces pigments se retrouveront à des degrés divers dans le vin et subiront des transformations.

Blancs et noirs ! Pourquoi de tels écarts entre couleurs nommées et couleurs perçues ?
Depuis toujours, on parle de raisins de noirs et de raisins blancs, des qualifications bien éloignées de la réalité des couleurs perçues (Fig. 1). Les premiers sont en fait d’une couleur bleu foncé, violet, parfois mauve, et les seconds sont jaunes ou d’un jaune tirant sur le vert ou le doré, tandis que d’autres présentent des teintes intermédiaires : rose ou bleu tirant sur le gris.
De même, on parle de vins blancs et de vins rouges, alors qu’un vin dit blanc n’est jamais blanc, mais jaune plus ou moins pâle, et qu’un vin dit rouge n’est pas véritablement rouge mais prend des teintes violacées, pourpres, tuilées. Sans oublier les vins rosés avec leurs subtiles nuances… et les vins gris qui sont en fait d’une couleur rose très pâle.
La raison de tels écarts entre les couleurs nommées et les couleurs perçues est à chercher à l’aube des civilisations, lorsque les couleurs ont commencé à faire l’objet de codes sociaux avec le souci de classer, distinguer, opposer.2 Selon les anthropologues, dans la plupart des civilisations, et en particulier dans la civilisation occidentale, le blanc, le noir et le rouge furent les trois premières couleurs fondamentales, celles dont les connotations symboliques étaient les plus fortes. Le raisin et le vin, riches de symboles, firent ainsi très tôt l’objet d’un classement selon ces trois couleurs. Par la suite, d’autres couleurs apparurent dans les diverses langues : vert, jaune, bleu, brun (selon l’ordre chronologique le plus fréquent), puis violet, rose, orange, gris.
Un grain de raisin a la couleur dans la peau
Durant sa période de maturité, le raisin change d’aspect à un moment appelé véraison. Les raisins dits noirs passent de la couleur verte (due à la présence de chlorophylles) au bleu foncé, violet ou mauve, tandis que les raisins dits blancs passent du vert au jaune-vert ou jaune doré. La biosynthèse de pigments (dont la nature sera précisée par la suite), régulée par la lumière, est à l’origine de l’apparition de nouvelles couleurs.
Sauf exception, la pulpe d’un grain de raisin est translucide et quasi incolore, et c’est par conséquent dans la pellicule3 (peau) que sont concentrés les pigments responsables de la couleur. L’observation d’un grain de raisin noir coupé en deux pourrait laisser croire que la pulpe est colorée. En fait, c’est la pellicule, vue par transparence, qui procure cette illusion car si on l’enlève, la pulpe apparaît presqu’incolore (Fig. 2), à l’exception de celle des grains des cépages teinturiers (voir ci-dessous).

La pulpe est la partie la plus importante d’une baie puisqu’elle représente 85 % de son poids dont 75 à 90 % d’eau. Rappelons que les sucres (glucose et lévulose) y sont présents en abondance : 100 à 300 grammes par litre. Lors de la vinification, ils seront transformés en alcool par les levures. La pulpe contient également des acides (tartrique et malique) qui jouent un rôle important dans l’élaboration du vin. Enfin, sels minéraux, composants azotés et vitamines (C, P, B) complètent ce bilan.
Il existe une exception à l’absence de couleur de la pulpe : les cépages teinturiers. La forte coloration de la pulpe (Fig. 3) conduit à des vins d’une couleur rouge très intense, d’où le nom de ces cépages. La surface viticole qui leur est consacrée est en régression car aucun d’eux n’est autorisé en AOC. Ils offrent néanmoins un moyen de renforcer la couleur de certains vins, en particulier les vins de table. Exemples : l’alicante Bouschet4, le teinturier du Cher, et divers gamays teinturiers (gamay de Bouze, gamay de Chaudenay, gamay Fréaux (Fig. 3)).

Des pigments d’une grande variété
Polyphénols, flavonoïdes, flavones, anthocyanes, anthocyanidines, tanins… le vocabulaire employé dans le domaine de la vigne et du vin est riche. Ces termes sont hélas souvent employés de façon imprécise, voire erronée, et il convient donc de mettre un peu d’ordre et de rigueur.
Les raisins, comme les vins, sont riches en polyphénols qui constituent une famille de composés organiques dont la structure possède au moins deux groupes phénol.5 Certains de ces composés sont incolores comme le fameux resvératrol (puissant antioxydant), tandis que d’autres présentent une couleur plus ou moins prononcée : ce sont des flavonoïdes et des tanins (ces derniers sont présents non seulement dans la pellicule mais aussi dans les pépins). Il est important de souligner que la dénomination de « polyphénol » remplace celle de « tannin végétal » depuis 1908. Certains continuent néanmoins à employer malencontreusement le terme tanin pour désigner l’ensemble des composés phénoliques !
Les formules chimiques des flavonoïdes et des tanins présents dans les raisins et les vins sont données en annexe (pour plus de détails voir les références 6 et 7). Bien que l’étymologie du mot flavonoïde évoque la couleur jaune (flavus en latin signifie « jaune »), les flavonoïdes peuvent prendre bien d’autres couleurs. Commençons par ceux de couleur jaune.
Les pigments de couleur jaune
Les principaux flavonoïdes de couleur jaune sont les flavones, les flavonols, les flavanones et les flavanonols (Fig. 4). Dans les pellicules des raisins blancs et noirs, on trouve essentiellement des flavonols : le kaempférol et la quercétine. Les raisins noirs contiennent en outre de la myricétine. Des flavanonols (par exemple la dihydroquercétine ou taxifoline) sont également présents dans tous les raisins, mais les teneurs sont plus faibles que celles des précédents, et leur couleur est d’un jaune nettement plus pâle.

Les pigments de couleur rouge, rose, bleue, violette, ou pourpre
Les couleurs des raisins dits noirs sont essentiellement dues aux anthocyanidines (du grec anthos « fleur » et kuanos« bleu ») (Fig. 4). Dans nombre d’ouvrages, ces composés sont classés séparément des flavonoïdes en raison de leurs couleurs et de leurs propriétés particulières. Pourtant leur structure est analogue à celles des composés décrits au paragraphe précédent (voir annexe). De fait, les anthocyanidines sont des flavonoïdes au sens large alors que les composés précédents sont des flavonoïdes stricto sensu.6
Dans le raisin, tous les flavonoïdes sont sous forme hétérosidique, c’est-à-dire liés à un sucre, souvent le glucose (forme monoglucoside), ou à deux sucres (forme diglucoside). Le nom bien connu d’anthocyanes8 correspond précisément aux formes hétérosidiques (Fig. 5). Du fait de la liaison avec un sucre, la stabilité du pigment augmente ainsi que sa solubilité dans l’eau. La séparation des entités flavonoïde et sucre se produira (par hydrolyse) lors de la vinification.

La couleur d’une anthocyane diffère parfois de celle de l’anthocyanidine correspondante et peut varier selon l’acidité. L’association avec des ions métalliques est également responsable de changements de couleur, de même que l’association avec des composés phénoliques (coumarines, acides phénols, flavonols, flavanols, etc.), appelés co-pigments. Parmi les anthocyanidines, c’est la malvidine, de couleur mauve, qui prédomine dans tous les cépages de raisins noirs (90 % dans le grenache). Elle y est présente sous forme monoglucoside (malvine) (voir annexe).
Les tanins contribuent-ils à la couleur ?
La pellicule des grains de raisin contient des tanins7 qui sont en général peu colorés (avec diverses teintes : ocre, jaune, brun) mais leur couleur peut devenir plus intense par oxydation au contact de l’air. Dans un prochain article, nous verrons que les tanins jouent un rôle important dans la couleur des vins rouges. En particulier, ils assurent la stabilité de la couleur de ces vins dans le temps.
Les tanins sont responsables de l’astringence aussi bien du raisin que du vin. Qui n’a pas ressenti cette sensation en mâchant un grain de raisin, ou en goûtant certains vins ! L’astringence s’explique par la précipitation des protéines salivaires qui sont associées à des molécules d’eau : il en résulte une sensation de sécheresse buccale. Heureusement, les tanins perdent leur astringence lorsqu’ils se combinent aux anthocyanes pendant le vieillissement du vin.
D’où viennent les différences de couleur selon les cépages ?
Les cépages se distinguent par la forme et la couleur des feuilles et des grappes (Fig. 1). Ces différences sont d’origine génétique. Les différences de couleur entre cépages noirs et cépages blancs résultent d’échanges de chromosomes de grande ampleur pouvant entraîner la perte des gènes capables d’induire la voie de biosynthèse des anthocyanes.
Il s’avère que la présence d’au moins un gène fonctionnel suffit pour qu’un cépage soit coloré. De plus, des différencesdans le génome peuvent expliquer les variations des teneurs en anthocyanes, et donc des couleurs des raisins noirs.9 Ces teneurs varient également selon l’année. Sans compter que les couleurs des anthocyanes dépendent de divers facteurs, et en particulier de l’acidité.
Achevons cet article préliminaire sur une note artistique. Nombre de peintres ont représenté des grappes de raisin avec leurs délicates nuances de couleurs ponctuées des reflets de la lumière sur les grains. La figure 6 en offre une belle illustration.

Références et notes
1P. Scheromm, Quand le raisin se fait vin, Quae, 2011 ; A. Carbonneau et J.-L. Escudier, De l’œnologie à la viticulture, Quae, 2017 ; É. Peynaud et J. Blouin, Le goût du vin, Dunod, 2013 (5e éd.) ; F. Collombet, Cépages & vins, Dunod, 2020 (2e éd.).
2M. Pastoureau, Les couleurs de notre temps, Bonneton, 2003.
3 La pellicule comporte trois éléments : la cuticule, l’épiderme et l’hypoderme.
- La cuticule est une membrane cireuse, non mouillable, assurant la protection du grain contre la pluie, l’humidité, la chaleur. Elle retient les levures qui interviendront par la suite lors de la fermentation.
- L’épiderme, situé sous la cuticule, ne contient qu’une couche de cellules.
- L’hypoderme, constitué de plusieurs couches de cellules, renferme une grande quantité de polyphénols.
4L’alicante Bouschet provient du croisement du grenache noir et du petit bouschet, réalisé par Henri Bouschet en 1855. Il est cultivé dans le Midi de la France, en Algérie, au Portugal et en Californie.
5Polyphénol, Wikipedia
6Flavonoïde, Wikipedia
7Le terme tanin (ou tannin) vient de tan, mot issu du gaulois qui signifie écorce. Les tanins sont en effet en abondance dans l’écorce, mais aussi dans les feuilles et les racines des végétaux. Ils représentent 15 à 25 % du poids sec d’une plante (jusqu’à 40 % dans l’écorce). Pour en savoir plus sur les tanins :
8 Le terme anthocyanine qui apparaît fréquemment dans les textes en français est probablement la transposition en français du mot anglais anthocyanin. Il doit être considéré comme un synonyme d’anthocyane. Notons au passage que les anthocyanes sont également responsables des couleurs des fruits rouges en général, ainsi que des pétales de nombreuses fleurs.
9A. Fournier-Level et al. « Quantitative genetic bases of anthocyanin variation in grape (Vitis vinifera L. ssp. sativa) berry: a quantitative trait locus to quantitative trait nucleotide integrated study », Genetics, vol. 183(3), pp. 1127–1139, 2009. doi: 10.1534/genetics.109.103929
ANNEXE
Flavonols et anthocyanidines
Contrairement à ce que l’on voit souvent écrit, ce ne sont pas les flavones mais les flavonols qui sont responsables de la couleur jaune des raisins dits blancs. Les flavonols et les anthocyanidines présentent une analogie de structure de base avec trois cycles A, B, C (substituants non représentés). Toutefois, les anthocyanidines ont la particularité d’inclure dans leur structure le cation flavylium qui est à l’origine des couleurs variées selon la formule chimique (substituants) et la co-pigmentation (association avec d’autres composés).
Tanins
La très grande diversité de structure chimique des tanins rend difficile leur classification. Il est d’usage de les répartir en deux familles : les tanins condensés et les tanins hydrolysables (voir réf. 7). On se limitera ici aux tanins condensés : ce sont des proanthocyanidines (ou proanthocyanidols), constituées d’un enchaînement de deux, trois flavanols ou davantage (oligomères, polymères jusqu’à une trentaine d’unités). On remarque la similitude de la structure de base des flavanols (sous-famille des flavonoïdes) et des anthocyanidines (trois cycles A, B, C). D’ailleurs les proanthocyanidines sont susceptibles de donner des anthocyanidines par une réaction chimique.