Lorsque des verres doivent leur couleur rouge à des nanoparticules d’or ou de cuivre, on parle de verres rubis. De la coupe romaine de Lycurgue aux flacons de parfum de prestige en passant par les verres produits par les cristalleries, les exemples ne manquent pas. Parmi eux, les verres rubis à l’or tiennent une place de choix car leur couleur ressemble à celle des cristaux de rubis dont le rouge tire plus ou moins sur le pourpre, comme nous l’avons vu dans le précédent billet1. Les verres à base de nanoparticules de cuivre sont d’un rouge un peu différent mais qui n’est pas moins beau. Plongée dans le nano-monde de l’art verrier.
De la Pourpre de Cassius aux premiers verres rubis à l’or
L’histoire de l’utilisation des nanoparticules métalliques dans l’art verrier et la porcelaine est riche et passionnante.2,3 C’est au XVIIe siècle que remonte la première description d’un procédé pour obtenir une suspension de fines particules d’or. Cette préparation était dénommée Pourpre de Cassius (bien que Cassius, chimiste allemand, n’en fut pas l’inventeur…). De nos jours, une telle suspension porte le nom d’or colloïdal. Le procédé consistait à dissoudre de l’or dans de l’eau régale (mélange d’acide chlorhydrique et d’acide nitrique) ce qui conduisait au chlorure d’or. Puis en ajoutant un mélange de chlorures stanneux et stannique, il se formait une suspension de fines particules d’or dont la couleur est rouge-pourpre. On sait aujourd’hui qu’il s’agit d’une réduction du chlorure d’or par le chlorure stanneux.4 Les nanoparticules d’or ainsi formées – dont la taille est de quelque dizaines de nanomètres – se fixent sur des grains d’hydroxyde d’étain (produits simultanément), ce qui leur permet de rester sous forme dispersée.
Johann Kunckel (1637–1703) est considéré comme le premier fabricant à grande échelle des verres rubis à l’or (Fig. 1). Il ajoutait au verre fondu (vers 1400 °C) de l’or – sous forme de Pourpre de Cassius ou de chlorure d’or – et du chlorure d’étain. Puis, une trempe rapide était effectuée jusqu’à la température ambiante. Le verre est incolore à ce stade, et ce n’est qu’au cours du réchauffage lent vers 500-600 °C (recuit) que la couleur rouge apparaît.

L’âge d’or des cristalleries au XIXe siècle
Durant la première moitié du XIXe siècle, les verres rubis à l’or furent principalement produits en Bohème. Néanmoins, les cristalleries françaises Saint-Gobain et Baccarat (à partir de 1837 et 1839 respectivement) s’illustrèrent par la production de magnifiques verres. Le fameux « rouge baccarat » était obtenu par un procédé appelé « rougissage à l’or » dont les détails sont évidemment gardés secrets (Fig. 2).

La couleur dépend étroitement de la concentration en or. Lorsque la concentration est très faible, la couleur est évidemment moins intense et tire fortement sur le pourpre, comme le montrent les spectres de transmission donnés en annexe. Ce type de verre est souvent commercialisé sous le nom de verre canneberge (ou cranberry glass) car leur couleur rappelle celle de ce fruit (Fig. 3). Ces verres étaient très appréciés en Angleterre à l’époque victorienne (1837–1901).

Le rouge de cuivre
La découverte des premiers objets colorés par le cuivre remonte aux Celtes. Les Romains en firent largement usage pour colorer en rouge des verres et des tesselles de céramiques.3 Au Moyen Âge, c’est avec du cuivre que l’on réalisait la plupart des vitraux rouges. La production de verres rouges de cette façon est en effet moins onéreuse qu’avec de l’or. Les vitraux de la Sainte Chapelle offrent un bel exemple parmi bien d’autres (Fig. 4).

Le pouvoir colorant des nanoparticules de cuivre est très élevé : un verre d’1 mm d’épaisseur devient opaque pour une concentration de 0,25 % en masse de cuivre métallique (dont l’obtention requiert un traitement thermique en atmosphère réductrice)5. C’est pourquoi, afin d’assurer une transparence adéquate, les vitraux rouges fabriqués au Moyen Âge étaient constitués d’un empilement de fines couches alternativement non colorées et colorées au cuivre.3
Notons au passage que les nanoparticules d’argent sont également mises en œuvre dans la fabrication des vitraux mais elles confèrent une couleur jaune (conformément au spectre de transmission donné en annexe).
Flacons de parfum de prestige
Certains parfumeurs conçoivent des flacons de parfum de prestige dont la couleur rouge résulte de nanoparticules de cuivre. L’un des plus célèbres est le parfum Fahrenheit de Dior. Son originalité : l’intensité de la couleur rouge augmente du bas vers le haut (Fig. 5). L’origine de ce dégradé (initialement involontaire), est un mauvais réglage du four dont la température variait selon la hauteur, avec pour conséquence une taille des nanoparticules de cuivre augmentant du bas vers le haut. Les responsables de la société Dior ayant apprécié ce superbe effet de dégradé, la décision fut prise de le reproduire pour tous les flacons Fahrenheit.

La célèbre coupe de Lycurgue : controverse sur l’origine de sa couleur
Pour terminer, qu’en est-il de la célèbre coupe de Lycurgue (IVe siècle) ? Bien que de très nombreux écrits lui aient été consacrés, 2,4 il est incontournable de l’évoquer succinctement ici, car la nature des nanoparticules responsables de la couleur continue de faire débat. L’apparence colorée de cette coupe est remarquable : lorsqu’elle est éclairée de l’intérieur, elle apparaît d’un beau rouge, alors que vue de l’extérieur, sa couleur est perçue verte, du fait de la réflexion diffuse de la lumière (Fig. 6). Ce phénomène, appelé dichroïsme, est rare avec des particules d’or. Alors quelle est la composition de cette coupe ?

Une analyse par microscopie électronique a montré la présence de nanoparticules, non pas d’or pur, mais d’un alliage or-argent (70 % d’argent) avec une quantité de cuivre difficile à évaluer.6 La plupart des chercheurs attribuent la couleur rouge à ces nanoparticules d’alliage or-argent.7 Toutefois, certains se réfèrent à des analyses élémentaires antérieures ayant révélé la présence de cuivre en quantité 10 fois supérieure à celle d’or,8 ce qui les conduit à conclure que c’est en fait le cuivre qui est responsable de la couleur rouge.9 La coupe de Lycurgue n’a pas fini de faire parler d’elle !
Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les verres rubis n’ont jamais cessé d’exercer leur séduction par leur magnifique couleur rouge. Leur production se poursuit dans les domaines de la parfumerie et de l’art de la table.
Références et notes
1Billet du 15.12.2021 : Rouge rubis : une couleur pas comme les autres.
2C. Louis, « Gold Nanoparticles in the Past: Before the Nanotechnology Era », In: Gold Nanoparticles for Physics, Chemistry and Biology, World Scientific, 2017, pp. 1-28. DOI:10.1142/9781786341259_0001
3Ph. Colomban, « Nanoparticules et couleur, une tradition millénaire », Photoniques, hors série n°1, 2015, pp. 37-41.
4La réaction s’écrit : 2 Au3+ + 3 Sn2+ → 2 Au0 + 3 Sn4+
5La couleur d’un verre contenant du cuivre dépend de l’état d’oxydation : rouge (Cu°), incolore (Cu+), turquoise (Cu2+). Il est difficile de réduire un ion dissous dans un verre fondu. Une atmosphère réductrice (riche en CO par exemple) est requise.
6D. J. Barber, I. C. Freestone, « An investigation of the origin of the colour of the Lycurgus Cup by analytical TEM », Archaeometry, vol. 32, pp. 33-45, 1990. https://doi.org/10.1111/j.1475-4754.1990.tb01079.x
7I. Freestone et al., « The Lycurgus Cup — A Roman nanotechnology », Gold Bulletin, vol. 40, pp. 270–277, 2007. https://doi.org/10.1007/BF03215599
8R. H. Brill, “The Chemistry of the Lycurgus Cup », Proc. 7th International congress on glass, Brussels, 1965, Comptes Rendus 2, Paper 223, pp. 1-13.
9Ph. Colomban, « Nano-optique, céramiques et verres nano-structurés, des pratiques millénaires », Dans : Regards croisés : quand les sciences archéologiques rencontrent l’innovation, Chap. 5, pp. 97-120, Éditions des archives contemporaines, 2017. DOI:10.17184/eac.3792
ANNEXE : Couleur des verres contenant des nanoparticules métalliques d’or, de cuivre et d’argent
Bien que n’étant pas des pigments au sens habituel du terme, les nanoparticules métalliques d’or, de cuivre ou d’agent sont responsables, comme le seraient des pigments, d’une absorption partielle de la lumière blanche, ce qui produit une couleur. Le phénomène responsable de cette absorption est la résonance plasmon (simplification de résonance de plasmon de surface localisé) : il s’agit de l’oscillation collective des électrons de surface sous l’influence du champ électrique oscillant de la lumière (qui, rappelons-le, est une onde électromagnétique). On parle de résonance car cette oscillation est amplifiée à certaines fréquences, c’est-à-dire à certaines longueurs d’onde.a,b
Dans le cas d’une suspension de nanoparticules d’or, la résonance plasmon donne lieu à une bande d’absorption dont le maximum se situe autour de 520 nm.a Ce maximum d’absorption correspond à un minimum de transmission dans le vert (figure ci-dessous) d’où la couleur rouge rubis observée (superposition de rouge et d’un peu de bleu).
La figure ci-dessous montre également que le spectre de transmission présente un creux, caractéristique du plasmon de surface, situé autour de 570 nm pour le cuivre et autour de 410 nm pour l’argent, ce qui justifie la couleur rouge des verres de cuivre et la couleur jaune des verres d’argent.

aVoir le billet du 23.06.2021 : Les fascinantes couleurs de l’or pur dans toutes ses subtilités.
bJ. Lafait et al. « Couleurs physiques et patrimoine culturel : Plasmons de surface dans les verres », R. Physique, vol. 10, 2009, pp. 649–659.