À part les myrtilles, les quetsches et certains raisins (Fig. 1), il est rare que la couleur bleue apparaisse dans notre assiette. Il existe cependant d’autres aliments de couleur bleu ou bleu-violet : certaines variétés de tomates, de maïs, de haricots, de pommes de terre… Ils sont toutefois peu répandus. Avant de nous pencher sur ces aliments, voyons la raison de la rareté des pigments végétaux bleus.

Fig. 1. Des fruits bleus communs. De gauche à droite : myrtille, bleuet, quetsche, raisin (cabernet sauvignon). Crédits : Katarzyna Matylla/Wikimedia Commons ; Tiia Monto/Wikimedia Commons ; Jonathan Billinger/Wikimedia Commons ; laboitedufromager.com

Pourquoi les pigments végétaux bleus sont-ils rares ?

Les couleurs qui prédominent dans le règne végétal sont d’origine pigmentaire.1 Elles sont de fait rarement bleues.2 On constate par exemple que, sur environ 300 000 plantes à fleurs, moins de 10 % produisent des fleurs bleues. Quelques rares végétaux doivent leur couleur bleue non pas à des pigments mais à l’interaction de la lumière avec des nanostructures particulières. On parle alors de couleurs structurelles. 1 C’est le cas par exemple des feuilles de Bégonia paon ou des fruits du laurier-tin et de Pollia condensata : la couleur bleu métallique est due à des interférences lumineuses sur des multicouches. Les couleurs structurelles sont observées plus fréquemment dans le règne animal (ex. : ailes des papillons Morpho, plumes de paon, …), alors que les couleurs bleues pigmentaires y sont rares, comme dans le règne végétal.

Pourquoi une telle rareté des pigments bleus dans le monde vivant ? Rappelons tout d’abord qu’un pigment apparaît bleu lorsqu’il absorbe la majorité des radiations de lumière solaire sauf celles de longueurs d’onde correspondant au bleu qui sont renvoyées. Il absorbe donc aux grandes longueurs d’onde, ce qui est possible seulement avec des composés de formule complexe. De ce fait, le fort coût en énergie que nécessite leur synthèse par les organismes vivants la rend peu probable. C’est la raison souvent évoquée pour expliquer la rareté des pigments bleus.

Les seuls pigments à l’origine de la couleur bleue des végétaux sont les anthocyanes – constituant un sous-groupe important de la famille des flavonoïdes 1 – comme l’évoque l’étymologie du mot anthocyane qui vient du grec anthos, « fleur », et kyanos, « bleu ». C’est la couleur bleue qui nous intéresse ici mais il faut savoir que les anthocyanes peuvent prendre d‘autres couleurs (rouge, pourpre, jaune…) selon leur structure chimique et les conditions dans lesquelles ils se trouvent (voir ci-dessous).

Il est important de souligner qu’un végétal n’est jamais réellement bleu car il contient de toute façon des chlorophylles (de couleur verte), des caroténoïdes (de couleur jaune, orangé ou rouge) ainsi que d’autres flavonoïdes (jaune, crème) que les anthocyanes. Ainsi, les mélanges de pigments conduisent à de nombreuses nuances de couleurs qui font la beauté de la nature. À cet effet de mélange s’ajoute la sensibilité de la couleur des anthocyanes au pH du milieu et à l’association avec des ions ou des composés neutres. Examinons de plus près ces divers aspects.

Dans quelles conditions les anthocyanes sont-ils bleus ?

Les anthocyanes sont des pigments constitués d’anthocyanidines (cyanidine, delphinidine, pétudinine, malvidine, etc.) liées à un ou plusieurs sucres, souvent le glucose. Il s’agit donc de formes glycosylées, d’où leur autre nom d’anthocyanosides. La liaison avec un sucre renforce la stabilité du pigment et le rend plus soluble dans l’eau.

La couleur d’un anthocyane dépend en premier lieu de la structure chimique de l’anthocyanidine, c’est-à-dire des substituants sur la formule de base (voir annexe). En outre, l’acidité du milieu joue un rôle important. Un cas bien connu est le jus de chou rouge qui offre un des plus beaux exemples d’indicateur coloré naturel. L’anthocyane est dans ce cas la cyanidine glycosylée. En milieu très acide, la couleur rouge observée est due au cation flavylium (Fig. 2). En milieu neutre ou légèrement basique, la couleur bleue vient de la forme quinoïde. Enfin, en milieu très basique, la forme chalcone est responsable de la couleur jaune. Les formules de ces différentes formes sont données en annexe. En milieu peu acide, la couleur est pourpre (mélange de rouge et de bleu) et en milieu modérément basique, elle est verte (mélange de bleu et de jaune) (Fig. 2).

Fig. 2. Le jus de chou rouge contient un anthocyane, la cyanidine glycosylée, dont la couleur dépend considérablement du pH. Voir en annexe les formules chimiques correspondant aux formes dont les couleurs sont rouge, bleu et jaune. © Andy Brunning – Compound interest 2017 / Creative Commons

L’association avec des ions métalliques (fer, magnésium, aluminium…) est également responsable des changements de couleur des anthocyanes. L’illustration la plus frappante est la différence de couleur du coquelicot et du bleuet alors que ces deux fleurs possèdent le même pigment : la cyanidine glycosylée.3 Dans le bleuet, le bleu de ce pigment n’est pas dû au pH, comme on l’a longtemps cru, puisque dans les vacuoles des cellules végétales, le pH est de 4,6. C’est en fait l’association de 6 molécules de cyanidine (glycosylée) avec un ion fer (Fe3+) et un ion magnésium (Mg2+) qui est responsable de la couleur bleue. On explique de façon analogue la couleur des hortensias bleus : dans ces derniers la delphinidine (glycosylée) est liée à un ion aluminium. 3 Mélanger, au pied d’un hortensia rose, la terre avec de la poudre d’ardoise (qui contient de l’alumine) fera bleuir les fleurs.

Outre les effets de pH et de complexation avec des ions métalliques, des variations de couleurs résultent également de l’association avec des composés phénoliques dénommés co-pigments.

Les aliments bleus

Puisqu’aucun végétal n’est réellement bleu, on regroupera ici sous le qualificatif « bleu » toutes les teintes dont le bleu est la dominante : bleu-violet, bleu pourpre, bleu cyan, bleu turquoise, bleu lavande…

Les aliments bleus sont essentiellement des fruits. Outre les fruits bleus bien connus, déjà cités, il en existe d’autres, certes moins répandus : certaines variétés de bananes, de maïs, d’olives, de tomates, de haricots… (ce sont tous des fruits !). Il faut ajouter des pommes de terre (qui sont des tubercules comestibles) et les champignons (qui ne sont pas des végétaux).

Petit tour d’horizon (non exhaustif) des aliments bleus courants ou « exotiques ».

• Myrtilles et bleuets (Fig. 1). Ces fruits d’arbrisseaux appartiennent à la même famille et au même genre (Vaccinium) mais il s’agit espèces différentes. La myrtille est le fruit du myrtillier (Vaccinium myrtillus), commun ou sauvage, qui est originaire d’Europe. Sa peau est noir bleuâtre et sa chair est bleu violacé. Les baies de bleuet (Vaccinium corymbosum) – qui n’a rien à voir avec la fleur appelée bleuet –, originaires d’Amérique du nord, sont plus grosses et plus bleutées que les myrtilles européennes. Leur chair blanchâtre ne tache pas et est un peu moins savoureuse. Le bleuet cultivé en France est commercialisé sous le nom de bluet des Vosges ou Bleu Vert Vosges.

• Quetsches (Fig. 1). Cette variété de prunes de forme oblongue est le fruit du quetschier (un des sous-cultivar du prunier de Damas). Sa peau est bleue et sa chair est jaune d’or. Au Canada, elle est commercialisée sous le nom de prune bleue.

• Raisins (Fig. 1). Les raisins que l’on dénomme noirs pour des raisons historiques sont en fait d’un bleu plus ou moins foncé souvent violacé. La peau, appelée pellicule, est riche en anthocyanes. La pulpe est en revanche incolore (sauf celle des baies de cépages teinturiers).

• Bananes (Fig. 3). La variété Blue Java a une peau qui est en fait de couleur cyan (intermédiaire entre le bleu et le vert) lorsqu’elle n’est pas tout-à-fait mûre. La peau devient jaune pâle à maturité et la chair de couleur blanc-crème a un goût de vanille notable. Ces bananes poussent aux Philippines, aux îles Fidji et à Hawaii. Cette variété est un cultivar, c’est-à-dire une variété obtenue artificiellement pour être cultivée.

Fig. 3. Des fruits bleus peu courants. De gauche à droite : bananes, maïs, olives. Crédits : hugofloor–tuin ; rareseed.com ; sensirareseeds.

• Maïs (Fig. 3). C’est un fruit (!) habituellement jaune mais qui existe également sous d’autres couleurs. En particulier, la variété Hopi possède des grains bleu-violet. Il doit son nom au fait qu’il est cultivé depuis des siècles par les indiens Hopis vivant dans le nord-est de l’Arizona. Du maïs bleu (maiz azul) est également cultivé au Mexique. De nombreux plats mexicains en contiennent.

• Olives (Fig. 3). On trouve des olives bleues au Sri Lanka qui figurent parmi les ingrédients populaires de la cuisine de ce pays. Leur forme est sphérique contrairement aux olives vertes qui sont oblongues.

• Haricots. Il s’agit également de fruits (!) qui sont en général verts ou jaunes mais il existe aussi une variété de haricots bleus qui deviennent verts à la cuisson.

Souvent les aliments dénommés bleus sont en fait plutôt bleu-violet comme certains raisins et certaines variétés de tomates et de pommes de terre. En cause notamment le pH des vacuoles des cellules végétales où résident les anthocyanes qui se situe en général autour de 5. Cette faible acidité vient de la présence des acides citrique, oxalique et malique. À ce pH, les formes flavylium (rouge) et quinoïde (bleu) sont simultanément présentes.

Reprenons l’exemple du chou rouge. Sa couleur est naturellement pourpre mais l’ajout d’hydrogénocarbonate de sodium (ancien nom : bicarbonate de sodium… et non de soude !) lui confère une couleur bleu foncé turquoise (peu appétissante !) tandis que l’addition de vinaigre ou de jus de citron le fait rougir (couleur nettement plus appétissante !) (Fig. 4). L’explication a été donnée ci-dessus à propos de la couleur du jus de chou rouge en fonction du pH.

Fig. 4. La couleur naturelle du chou rouge est pourpre mais elle devient bleu foncé turquoise par addition d’hydrogénocarbonate de sodium (dont la solution aqueuse a un pH voisin de 8), et rouge avec du vinaigre (acide acétique). ©  Bernard Valeur

• Tomates (Fig. 5). Ce sont des fruits ! Il existe une variété dont la couleur est d’un bleu-violet très foncé. D’une taille intermédiaire entre la tomate cerise et la tomate cocktail, elle est connue sous divers noms : Indigo rose, Indigo Blue Berry, OSU Blue. C’est un hybride issu des recherches à l’Université de l’Oregon (États-Unis). Il est possible de se procurer des graines en France.

• Pommes de terre (Fig. 5). Souvent considérée à tort comme un légume, la pomme de terre est en fait un féculent. Il existe des variétés bleues : la pomme de terre bleue d’Artois (ou Bleue de la Manche) et la Vitelotte (appelée aussi truffe de Chine). En fait, leur peau est très foncée tandis que leur chair est bleu-violet, couleur qui se conserve à la cuisson.

Fig. 5. Tomates Indigo rose (à gauche) et pommes de terre Vitelotte (à droite) cuites à l’eau (entières et épluchées). Crédits : vegetomix.ca ; Stephane888/Wikimedia Commons

• Champignons. Ce ne sont pas des légumes, ni d’ailleurs des végétaux ! Certains sont comestibles comme le Pied-bleu qui est bleu-violet (tirant sur le gris et le brun). Mais la plupart sont immangeables voire toxiques.

La couleur bleue dans l’assiette : vers une nouvelle tendance ?

La couleur bleue étant rare dans le monde vivant, elle est considérée comme peu appétissante. Il est bien établi que la couleur d’un aliment influence la perception que nous en avons et cette perception est directement liée à nos expériences passées, notre culture, nos codes sociaux.4,5

Imaginez du chou rouge vendu tout prêt, dont la couleur bleu turquoise serait obtenue par addition d’hydrogénocarbonate de sodium (Fig. 4). Il rencontrerait certainement peu de succès auprès des consommateurs !

Autre exemple : le fromage bleu, non pas les fameux Bleu de Bresse, le Bleu d’Auvergne, le Roquefort, etc.6 mais le Gouda à la lavande ou le fromage de brebis à la lavande. Leur couleur bleue suscite évidemment des réactions négatives.

Il existe bien sûr des colorants alimentaires bleus,7 mais ils sont rarement utilisés pour colorer les aliments. Le Bleu brillant FCF est par exemple utilisé principalement dans les confiseries et les boissons.

Dans tous les domaines où la couleur intervient, on observe une évolution plus ou moins lente des tendances. De nouvelles préférences émergent sans qu’il soit possible d’en cerner précisément l’origine. Ainsi, dans l’avenir, la couleur bleue deviendra peut-être plus présente dans nos assiettes. Déjà, certains cuisiniers n’hésitent pas à introduire des pommes de terre bleues dans leurs plats.8 Et Hervé This9 réfléchit à la façon de réaliser un bleu métallique en cuisine à l’instar du fruit du laurier-tin10 dont se régalent les oiseaux.

Et les boissons bleues telles que le thé bleu, le curaçao, les vins bleus… ? Ont-elles une couleur naturelle ? Réponse dans le prochain billet.

Références et notes

1 B. Valeur, É. Bardez, La lumière et la vie. Une subtile alchimie, Belin, 2015.

2 “Pas facile d’être fleur bleue”, article publié par Le Plantoscope, 2021.

3 Voir le billet du 27.02.2019 : Pourquoi le bleuet n’est-il pas rouge ?

Voir le billet du 23.04.2019. Questions de goûts et de couleurs : Coca-Cola et sirops de menthe.

A. Fleming, How we taste different colours, The Guardian, 12 mars 2013.

6 Les veinures bleu-vert des fromages résultent de l’ensemencement d’un champignon microscopique de la famille de la pénicilline.

7 Colorants alimentaires bleus autorisés en France : E 131 (Bleu patenté V) ; E132 (indigotine ou carmin d’indigo) ; E133, (Bleu brillant FCF).

Les anthocyanes sont peu utilisés dans les industries alimentaires en raison de leur instabilité à la lumière. De plus leur couleur varie avec le pH, la température et la présence de dioxyde de soufre utilisé en tant qu’agent de conservation.

8 “Surprenez vos invités avec des recettes colorées à base de vitelotte”, chefsimon.com.

9 H. This, Du bleu métallique en cuisine, Pour la Science, n° 517, Nov. 2020, p. 96.

10 R. Middleton et al., Viburnum tinus fruits use lipids to produce metallic blue structural color, Current Biology, vol. 30, pp. 1-7, 2020.

ANNEXE. Formules des anthocyanidines et des anthocyanes les plus courantes

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